CHAPITRE VIII
Dès la fin de complies, frère Cadfael se rendit à l’infirmerie en demandant à un jeune moine de venir relayer Yves. Ils trouvèrent la porte ouverte, le lit en désordre et la pièce vide.
Plusieurs hypothèses se présentèrent à Cadfael, qui se précipita au-dehors, en quête d’indices. Bien que les pas des moines eussent piétiné la neige de la cour à la sortie de l’office, des traces subsistaient en direction du porche principal : des empreintes à peine discernables. Quelle mouche avait piqué Elyas pour se lancer ainsi à l’aventure ? Et l’enfant avait disparu lui aussi ! Son absence signifiait que, impuissant à retenir le malade en proie à une crise de démence, il n’avait pas voulu l’abandonner, s’en estimant responsable. Cadfael commençait à bien connaître la fierté du jeune Hugonin.
— Courez à la maison d’hôtes, dit-il au jeune moine, prévenez Hugh Beringar et assurez-vous qu’ils ne sont pas là-bas. De mon côté, je vais avertir le prieur Léonard. Il faudra explorer les bâtiments de fond en comble.
Atterré, Léonard envoya les moines fouiller toute l’étendue de son domaine, sans négliger les communs et les granges. Prêt au pire, Hugh Beringar apparut bientôt, vêtu de sa houppelande, et donna ses instructions d’un ton sec. Sous les ordres du prieur et du shérif, les recherches se révélèrent infructueuses.
— C’est entièrement ma faute, reconnut Cadfael. J’ai confié ce malheureux à un enfant à peine moins vulnérable, alors que j’aurais dû montrer un peu plus de jugement. En tout cas, je m’explique mal ce qui a pu se produire. C’est ma sottise qui a causé ce désastre : il aurait fallu veiller sur eux à chaque instant. Jamais cette maison n’avait recueilli des êtres plus démunis...
Pour sa part, Hugh s’adressa aux hommes qui l’accompagnaient :
— Que l’un d’entre vous se rende à Ludlow, aux portes de l’enceinte, pour vérifier s’ils sont passés par là ; sinon, qu’il les attende, au cas où ils arriveraient plus tard. Qu’un autre l’accompagne, mais en allant ensuite à la forteresse chercher une dizaine d’hommes qu’il ramènera aux portes de la ville. Je vous y rejoindrai. Tirez Dinan hors de son lit ; qu’il s’agite un peu. Yves est le fils d’un baron qu’il connaissait sans doute et le neveu d’un chevalier avec qui il a peut-être tout intérêt à s’entendre. Je ne tiens pas à risquer la vie de mes hommes en les expédiant dans cette tempête, mais nos deux fugitifs ne sauraient être bien loin.
Se tournant vers Cadfael, il lui administra une bourrade entre les omoplates :
— Et vous, cher Cadfael, cessez de pécher par orgueil ! Votre malade avait l’air calme, docile, et cet enfant avait besoin de se rendre utile ; on pouvait lui accorder une confiance totale, vous le savez aussi bien que moi. S’il est advenu un malheur, vous n’avez rien à vous reprocher. Ne vous arrogez donc pas le rôle d’un Dieu de justice qui distribue la louange et le blâme. C’est une forme de présomption, figurez-vous ! Bon. Maintenant, essayons d’agir. Toutefois, permettez-moi un conseil, que d’ailleurs je répéterai à mes hommes quand je les verrai à Ludlow : ne vous éloignez pas de plus d’un ou deux miles, ne vous isolez pas et rebroussez chemin au bout d’une heure. Je tiens à ce que personne ne s’égare dans la neige, cette nuit. Si nous n’avons rien découvert avant l’aube, nous entamerons des recherches plus approfondies.
Les moines et les hommes d’armes affrontèrent le blizzard en avançant par groupes de deux. Cadfael se réjouissait que les fugitifs fussent également deux : à rester seul, on risquait de succomber dans la tourmente, tandis que deux hommes, en se soutenant, se querellant, se stimulant, se provoquant, s’entraidant, gardaient plus de chances de survivre.
Il prenait à coeur les remontrances de Hugh, qui ne l’avaient pas moins frappé. Il n’était que trop facile de transformer une sincère inquiétude en sentiment de culpabilité ; en s’accusant de n’être pas infaillibles il usurpait le statut de Dieu. Argument quelque peu spécieux, sans doute, mais qui pourrait servir un jour, songea-t-il.
Se dirigeant vers le nord avec un novice, au-delà de la Corve, il progressa péniblement, aveuglé par un brouillard blanc et glacé et comprit bientôt qu’ils perdaient leur temps. Ils avaient beau sonder l’épaisseur de la neige, les rafales se jouaient d’eux et enfouissaient toute chose sous un suaire monotone.
Accablés, ils regagnèrent tous Bromfield. Le frère tourier avait renouvelé les torches de pin sous la voûte extérieure du porche : elles brillaient comme un fanal pour ceux qui s’étaient trop écartés. De temps en temps, il agitait la cloche du portail afin de les guider vers le prieuré. Quand tous rentrèrent, exténués, caparaçonnés de neige, Cadfael alla néanmoins assister aux offices de matines et de laudes avant de se jeter sur son lit. Il ne fallait pas bouleverser la règle monastique, fût-ce pour sauver des vies innocentes, puisque l’on ne pouvait rien entreprendre avant l’aurore. Puisque Dieu seul détenait la solution, autant admettre l’inanité de leurs efforts.
Lorsque la cloche de prime l’éveilla, parmi des ténèbres qui tardaient à se dissiper, Cadfael retourna dans la chapelle glaciale. Le blizzard avait cessé à l’approche de l’aube et la lumière blafarde qui se réverbérait sur la poudreuse, phosphorescente dans la pénombre, diffusait une clarté irréelle. A la fin de l’office, il se rendit au porche du prieuré, où le frère tourier avait entretenu la flamme des torches durant la nuit. Sous la voûte extérieure, elles rutilaient contre les pierres en scintillant sur le désert de glace qui cernait la muraille. Pour effectuer ses va-et-vient, le tourier avait ouvert le guichet de l’enceinte. Au moment où Cadfael parvenait au porche, il rentrait en secouant ses vêtements couverts de neige et s’apprêtait à refermer le guichet derrière lui.
Le tourier se dirigeait vers l’avant-cour, devant sa loge, tandis que Cadfael, face à lui, était tourné vers l’extérieur du prieuré : ce fut lui seul qui les vit. Le guichet était haut, pour laisser l’accès à des cavaliers, et le tourier, un homme de petite taille, s’inclinait afin d’essuyer les pans de son habit. Derrière lui, à quelques pas, deux silhouettes se profilèrent dans l’obscurité, vaguement éclairées par la flamme vacillante des torches. La soudaineté et la beauté de cette apparition lui coupèrent le souffle. Même si les deux visiteurs n’avaient rien de surnaturel, leur venue relevait du miracle.
La capuche de la jeune fille avait glissé sur sa nuque et l’éclat des torches rougeoyait sur une cascade de cheveux bruns aux boucles emmêlées ; un front pâle et bombé, des sourcils arqués, impérieux, de grands yeux sombres, trop brillants pour être noirs ; l’ombre et les flammes incendiaient ses prunelles. En dépit de ses vêtements de paysanne, elle avait un regard direct et un port de tête qu’une reine lui eût envié. L’ovale de son visage, la douceur de ses traits, la courbe de ses lèvres pleines, la fermeté de ses pommettes rehaussaient tellement la pureté de ce visage, appelaient tellement les caresses que Cadfael frémit jusqu’au bout des doigts, hanté par le souvenir des jours révolus.
Un peu en retrait, la dominant d’une tête, le second visiteur était de haute taille. D’un geste protecteur, il appuyait presque la joue contre le front de la jeune fille. Un visage tout en longueur mais un front large, un nez aquilin, des lèvres charnues et des paupières qui ne cillaient pas : des yeux d’or qui ignoraient la crainte – le regard d’un faucon. Il était tête nue et ses cheveux noirs luisaient comme du jais : une chevelure abondante, lustrée. Le temps d’un éclair, Cadfael imagina une barbe en pointe et de fines moustaches au-dessus de la bouche dédaigneuse. Des visages comme celui-ci, il en avait vu, jadis, chez les chevaliers syriens en armure et cotte de maille dont les armées tournoyaient autour d’Antioche. Ce visage possédait le même modelé sculptural, le même teint hâlé, la même superbe, mais l’inconnu s’était rasé à la manière des Normands, ses cheveux étaient coupés court et, de surcroît, il arborait une tenue de paysan en grosse toile brune.
Force était de l’admettre, il existait des coups de tonnerre du destin, des éclairs de la providence créant des êtres d’exception qui avaient le malheur de naître dans un univers auquel ils n’appartenaient pas, où ils n’avaient pas leur place, des savants et des saints qui venaient au monde à l’insu du reste de l’humanité et qui toute leur vie gardaient des porcs dans une forêt de hêtres, des princes guerriers nés dans la fange, des cadets de familles misérables que l’on envoyait chasser les corbeaux dans les champs de labour, ils existaient aussi sûrement que, dans le palais des rois, prospéraient des incapables qui à force d’intrigues, de mensonges et de flagorneries réussissaient à gouverner en toute impunité.
Celui-ci, du moins, ne s’égarerait pas en cours de route. Il suffisait de capter l’éclat de ces yeux d’or qui se consumaient, enchâssés dans des paupières bistre, pour affirmer qu’il parviendrait à ses fins, quelle qu’en fût la nature.
Une seconde plus tard, le tourier pénétra dans l’avant-cour après avoir tiré derrière lui le battant du guichet, anéantissant l’image des deux visiteurs qui, d’un pas sûr, se dirigeaient vers l’entrée.
Frère Cadfael ferma les yeux, les rouvrit, puis les referma, encore ébloui par cette vision qui avait toutes les apparences d’un mirage ; dans le clair-obscur d’une aube hivernale, à la lueur incertaine des flambeaux, de quelles chimères n’est-on pas victime...
Le tourier n’avait parcouru que trois pas dans la neige de l’avant-cour pour regagner sa loge lorsque carillonna la cloche du portail.
Il tressaillit. En train de se redresser pour atteindre les torchères de la voûte, il n’avait rien remarqué. Les deux visiteurs avaient surgi à l’instant où il leur tournait le dos. Résigné, il haussa les épaules et trottina jusqu’au judas. Ce qu’il aperçut dut le surprendre encore davantage, car il actionna sans hésiter le loquet du guichet, qui s’entrebâilla sur-le-champ.
Elle se tenait devant eux, dans une attitude modeste, tout en les toisant de toute sa hauteur. Flottant dans une vaste tunique de gros drap, elle portait une cape effrangée ; la capuche ayant glissé, ses cheveux noirs lui couvraient les épaules. La morsure du froid rosissait des pommettes qui tranchaient d’autant plus sur son teint d’ivoire.
— Puis-je entrer m’abriter ici un instant ? Demanda-t-elle d’une voix douce.
Son maintien voulait exprimer l’humilité, mais elle parvenait mal à refréner cette calme assurance qui la caractérisait.
— Pour atteindre votre prieuré, poursuivit-elle, j’ai bravé les rigueurs du climat et les épreuves de la guerre. Je crains que vous ne m’ayez cherchée... Je m’appelle Ermina Hugonin.
Pendant que le tourier, sous le choc de cette rencontre, la faisait pénétrer dans sa loge, avant de prévenir le prieur Léonard ainsi que Hugh Beringar, frère Cadfael ne perdit pas de temps : il se précipita sur la route et scruta les alentours. En vain. Une multitude de taillis, de tertres et de buissons pouvaient aisément dissimuler la fuite du jeune homme agile. Ou il avait choisi de s’évanouir derrière les monticules de neige, ou le faucon s’était littéralement envolé. Inutile d’examiner le sol : déjà, les paysans étaient si souvent passés et repassés devant le portail, transportant du fourrage, menant leurs moutons au pâturage, que les empreintes s’étaient brouillées. Seule la jeune fille avait sonné pour demander asile. Et pourtant, un instant auparavant, ils étaient deux.
Pourquoi avait-il refusé d’entrer alors qu’il venait de conduire la jeune fille en lieu sûr ? Pourquoi ne pas s’expliquer devant les moines ? En tout état de cause, Cadfael résolut d’écouter d’abord ce que la jeune fille avait à dire.
Il retourna pensivement à la loge, où le tourier s’était empressé de ranimer le feu. Assise près de l’âtre, elle se taisait. Ses chaussures et ses vêtements commençaient à sécher. Une légère fumée s’en élevait.
— Appartenez-vous également à ce prieuré ? questionna-t-elle en le considérant de ses yeux sombres.
— Non, je suis un moine de Shrewsbury, venu soigner un frère qui était souffrant.
Cadfael se demanda si elle avait appris les tribulations de frère Elyas, mais, comme l’allusion n’avait suscité aucune réaction, il décida de ne pas prononcer son nom. Mieux valait qu’elle racontât son histoire avant l’arrivée du prieur et du shérif.
— Savez-vous, reprit-il, avec quelle diligence nous vous avons cherchés depuis que vous avez quitté Worcester ? Hugh Beringar, le shérif délégué de ce comté, est ici, à Bromfield, en partie pour cette raison.
— Le garde forestier qui m’a recueillie m’en a parlé. Il m’a également dit que mon frère s’était réfugié ici pendant que j’errais à sa recherche. Et à peine ai-je enfin trouvé ce prieuré que l’on m’annonce qu’il a encore disparu et qu’on a battu les environs pendant la moitié de la nuit. Toute la région est au courant. Entre le départ d’Yves et mon arrivée, je crains que vous n’ayez perdu au change. Je suis la seule responsable de toutes vos peines.
— Votre frère était en excellente santé, affirma Cadfael, et aucun malheur ne s’est produit avant hier soir, pendant complies. Rien ne permet de croire que nous échouerons dans nos recherches, puisqu’il ne peut pas être loin. A Ludlow, les hommes d’armes ont reçu leurs ordres durant la nuit et ils sont déjà sur ses traces à l’heure qu’il est. Hugh Beringar en fera autant dès qu’il vous aura entendue.
A ce moment, Hugh fit irruption. En hâte, les moines avaient déblayé un chemin d’accès à la maison d’hôtes. Léonard en personne y accompagna la jeune fille et l’installa près d’un bon feu, devant une collation, le seul inconvénient étant qu’il n’existait pas de vêtements féminins dans les armoires du prieuré.
— Nous vous en fournirons, affirma Beringar. Josce de Dinan a toute une maisonnée de femmes, elles m’apporteront ce qu’il faut. Mais vous devriez ôter ces vêtements mouillés, madame, quitte à enfiler un habit et des sandales de bénédictin. Vous n’avez pas de robe de rechange ?
— J’ai donné toutes mes affaires en échange de cette tunique et de cette cape, répondit-elle de son air tranquille, ainsi qu’en dédommagement de l’hospitalité que l’on m’a offerte par pure générosité. Il me reste encore un peu d’argent. Je peux payer le prix d’une robe.
Ils s’éclipsèrent pendant qu’elle passait la tenue d’un novice. Quand elle leur rouvrit la porte, ce fut avec la grâce d’une châtelaine accueillant ses invités. Elle avait peigné ses cheveux bruns, qui formaient des boucles sur ses épaules à mesure qu’ils séchaient ; ils encadraient son visage de leur masse luxuriante. Enveloppée de l’habit noir, trop serrée à la poitrine, elle reprit place sur sa chaise, ramenant les pans de tissu contre ses jambes, et fit face aux hommes. Bromfield n’avait jamais abrité plus séduisant novice. Les vêtements humides étaient étendus sur un banc à proximité de l’âtre.
— Révérend père et messire Beringar, déclara-t-elle, pour aller vite, je dirai que j’ai été la cause d’une grande inquiétude, aussi bien ici qu’ailleurs, et que j’en ai conscience. Telle n’était pas mon intention, mais le fait est là. A présent que j’essaie de réparer mes torts, j’apprends que mon frère, que j’espérais retrouver chez vous, a disparu au cours de la nuit. Hélas, je dois mettre cela au compte de mes innombrables erreurs. Si je puis faire quoi que ce soit pour vous aider...
— Pour nous aider ? rétorqua Hugh. Je vous suggère de nous délivrer d’un souci, au moins, en ne sortant pas des murs de ce prieuré jusqu’à ce que nous ramenions votre frère. Ainsi, nous saurons que vous, au moins, êtes en sécurité.
— J’aurais voulu faire davantage, mais, puisque telle est votre volonté, je m’incline. Pour l’instant, ajouta-t-elle avec une moue.
— Par ailleurs, il y a plusieurs points sur lesquels j’aimerais vous interroger ; le reste peut attendre. Cette affaire ne représente qu’une partie de ma mission ; le respect de la loi est aussi de ma compétence et vous avez, je pense, d’excellentes raisons de savoir à quel point l’autorité du roi est bafouée dans cette contrée. Yves nous a raconté comment vous l’avez laissé à Cleeton, ainsi que soeur Hilaria en demandant à Evrard Boterel de vous emmener dans son manoir de Callowleas. Nous avons vu les vestiges de ce domaine... Ensuite, nous avons poussé jusqu’à Ledwyche, où Boterel nous a expliqué que, terrassé par la fièvre, il n’avait pu s’opposer à votre départ. Le malheur qui avait frappé Callowleas risquait de se reproduire ailleurs, et je comprends votre anxiété.
Elle se mordit la lèvre et le fixa droit dans les yeux, les sourcils froncés :
— Puisque Evrard vous a tout dit, je ne puis que confirmer son récit. Il va mieux, je crois ? C’est exact : je me suis affolée en songeant à Yves et à soeur Hilaria. Il y avait de quoi.
— Que vous est-il arrivé ensuite ? Boterel s’est évertué à suivre vos traces un peu partout. Quelle folie de s’aventurer seule sur les routes...
Contre toute attente, elle ébaucha un sourire.
— En effet, je me doute qu’il a fouillé toute la région. Je ne suis pas allée à Cleeton, car j’ai été surprise par la nuit, après quoi la tempête m’a empêchée de continuer. Je me suis fourvoyée dans l’obscurité, et puis mon cheval s’est emballé. Je suis tombée de selle mais j’ai eu de la chance : un garde forestier et sa femme m’ont recueillie. Jamais je n’oublierai ce que je leur dois. Je leur ai avoué à quel point je m’inquiétais pour Yves et le garde forestier a envoyé quelqu’un se renseigner à Cleeton ; là, les villageois lui ont relaté l’incendie de la ferme de John, vingt-quatre heures après le massacre de Callowleas. Yves avait disparu juste avant, à peu près au moment de ma fuite.
La jeune fille redressa la tête, défiant ses interlocuteurs d’approuver ses remords ou de les désapprouver.
— John et les siens ont eu la vie sauve, Dieu soit loué ! Les dégâts qu’il a subis, je les prendrai à ma charge, ajouta-t-elle. La seule bonne nouvelle qui me soit parvenue de Cleeton, c’est que soeur Hilaria était partie, bien avant l’arrivée des pillards, avec le bon moine de Pershore.
Elle ne remarqua pas le silence qui s’était abattu sur la pièce.
— Durant mon séjour chez le garde forestier, nous avons tâché d’obtenir des informations : inutile de tenter quoi que ce soit sans savoir ce qu’il était advenu de mon frère. Enfin, hier, on nous a dit qu’il était ici, sain et sauf, ce qui explique ma présence parmi vous.
— Je suis certain que nous le rattraperons sous peu, affirma Hugh. Si je dois vous quitter sans cérémonie, c’est précisément afin de poursuivre mes investigations.
— Et vous avez trouvé ce prieuré toute seule ? s’enquit frère Cadfael d’une voix suave.
Elle fit volte-face vers lui, le fixant d’un air de défi, sans toutefois se départir de sa réserve :
— Robert m’a indiqué un chemin – le fils du garde forestier.
— Je suis également chargé de débusquer ces sauvages qui ont attaqué Callowleas et la ferme de John Druel, dit Hugh. Je voudrais avoir assez d’hommes pour retourner ce comté pierre par pierre. Mais il faut d’abord que je m’occupe de nos deux fugitifs.
Il se leva d’un bond et, d’un signe de tête, invita Cadfael à lui emboîter le pas.
— Selon toute vraisemblance, cette jeune fille ignore le sort de frère Elyas et de soeur Hilaria. Avec mes hommes et ceux de Josce de Dinan, je vais mener mon enquête. Demeurez auprès d’elle, Cadfael, assurez vous qu’elle ne médite pas de s’échapper une fois de plus. Et dites-lui la vérité. Il faut qu’elle sache. Plus nous rassemblerons d’éléments, plus nous serons à même d’exterminer définitivement ces démons – et je pourrai enfin passer Noël avec ma femme et mon fils nouveau-né.
Dotée d’un solide appétit, l’appétit même de la jeunesse, observa Cadfael, elle fit honneur à son déjeuner, tout en restant pensive, un peu distante. Il s’esquiva un moment, puis revint à la fin du repas. Elle le dévisagea soudain d’un regard aigu.
— C’est vous, mon frère, qui avez ramené Yves à Bromfield, d’après ce que m’a dit le père prieur ?
— En effet. C’est une chance que je l’aie retrouvé.
— Pas tout à fait : vous étiez sur ses traces, répliqua-t-elle admirative. Comment allait-il ? Il était transi de froid ? Crevait de faim ?
— A tous les égards, il s’est comporté en parfait gentilhomme, sans émettre une seule plainte. De surcroît, il a constaté, comme vous, à quel point les petites gens sont capables de générosité et de désintéressement.
— Et depuis lors, vous m’avez cherchée pendant que je le cherchais. Seigneur ! C’est moi qui ai déclenché cette série de catastrophes, par stupidité. Mais j’ai changé, vous savez.
— Vous ne souhaitez plus épouser Evrard Boterel ? demanda-t-il, impassible.
— Non, répliqua-t-elle d’une voix unie. C’est de l’histoire ancienne. Je croyais être amoureuse de lui, je le croyais sincèrement. Or ce n’était qu’un rêve d’enfant. La réalité est différente : c’est cet hiver atroce, ce sont ces prédateurs qui chassent sur les collines, c’est la mort qui nous menace à chaque pas. Je me suis rendu compte que mon frère avait bien plus d’importance qu’Evrard à mes yeux. Mais pas question de le dire à Yves quand il reviendra. Il est déjà assez prétentieux comme ça ! Il vous a expliqué ce que j’avais fait ?
— Oui. Sa course désespérée dans la forêt, lors de votre fuite, son errance dans la nuit, et puis l’essart de ce paysan chez qui il a habité.
— Il m’en veut ?
— A sa place, n’éprouveriez-vous pas une certaine rancune ?
— Cela me paraît si loin, désormais... Sans le vouloir, j’ai causé tant de désastres... Enfin, ce qui me console, c’est que soeur Hilaria ait été accompagnée par le moine de Pershore ; j’aurais mieux fait d’écouter ses conseils ! Étaient-ils encore ici quand vous êtes venu de Shrewsbury ? Est-elle retournée à Worcester ?
Comme il n’avait pas eu le temps de préparer sa réponse, un long silence pesa sur la pièce. La jeune fille comprenait vite. Aussitôt, elle se raidit. L’inquiétude agrandit ses yeux.
— On m’a caché quelque chose ?
Inutile de louvoyer. Frère Cadfael lui décrivit le plus sobrement possible les horreurs commises par la bande de malfaiteurs :
— Avant de saccager la ferme de Druel, ils avaient déjà rasé un hameau des environs de Ludlow. Entre-temps, alors qu’ils regagnaient leur repaire, le malheur a voulu qu’ils rencontrent frère Elyas et soeur Hilaria.
Elle garda un visage de marbre tandis que ses mains se crispaient sur les accoudoirs de son fauteuil ; ses articulations blanchirent.
— Morts ? demanda-t-elle dans un murmure.
— On nous a ramené frère Elyas grièvement blessé. C’est sur lui que veillait Yves, la nuit dernière, lorsqu’ils ont disparu tous les deux. Soeur Hilaria a été retrouvée morte.
Pendant quelques minutes, elle ne réagit pas ; ni une larme ni un cri. Si la douleur, la colère, le remords l’agitaient, elle n’en laissait rien paraître. Enfin, elle demanda à voix basse :
— Où est-elle ?
— Ici. Son cercueil repose dans la chapelle. On ne peut creuser la terre, à cause du gel, et ses soeurs de Worcester souhaiteront sans doute lui offrir dès que possible une sépulture dans leur couvent. A titre provisoire, le père prieur la fera inhumer dans la chapelle de Bromfield.
— Racontez-moi ce qui s’est passé, supplia Ermina. Je préfère connaître la vérité.
Quand il eut brièvement relaté les circonstances de l’assassinat, la jeune fille sortit de son apathie :
— Accepteriez-vous de me conduire jusqu’à elle ? J’aimerais la voir une dernière fois.
Cadfael la mena à la chapelle sans hésiter, ce dont elle lui sut gré. Elle avait le droit et la force de regarder la réalité en face. Dans leurs ateliers, les frères avaient fabriqué un cercueil qu’ils avaient garni de plomb ; on n’avait pas encore scellé le couvercle. La chapelle étant presque aussi glaciale que la cour, rien n’était venu entacher la sereine beauté de la religieuse. Après s’être recueillie devant le catafalque, Ermina dégagea doucement le visage de son linceul de lin blanc.
— Je l’aimais beaucoup, et c’est moi qui ai causé sa mort. Ceci est mon oeuvre.
— Rien n’est plus faux, protesta Cadfael. Ne vous attribuez pas plus de péchés que vous n’en avez commis. Pour la paix de votre âme, il vous reste le repentir, la confession et la pénitence, mais vous n’avez pas à vous charger des crimes d’autrui ni à usurper le droit de juger, qui n’appartient qu’à Dieu. C’est un homme qui a fait cela, son meurtrier, et lui seul doit répondre de cet acte. Quels que soient les responsables du départ de soeur Hilaria en pleine tempête, un seul homme est coupable, celui dont les mains l’ont déshonorée et tuée.
Pour la première fois, elle perdit contenance. Il lui fallut faire effort pour recouvrer son calme :
— Si je ne m’étais pas obstinée à désirer ce mariage ridicule, si j’avais daigné suivre frère Elyas à Bromfield, Hilaria serait encore en vie.
— Qu’en savons-nous ? Peut-être votre route aurait-elle croisé celle du criminel. Mon enfant, si l’humanité avait adopté une autre attitude depuis des siècles, le résultat serait différent, mais cela vaudrait-il mieux ? Rien ne sert d’épiloguer avec des si. Le mal que nous accomplissons, nous devons en répondre ; et le bien, il faut l’offrir à Dieu. Soudain, Ermina ne put réprimer ses sanglots.
Néanmoins, par pudeur, elle s’écarta et alla s’agenouiller en tremblant devant l’autel, où elle pria un long moment. Cadfael l’attendit patiemment. Quand elle le rejoignit, son visage était ravagé par les larmes mais elle s’était dominée. En cette minute, elle lui parut à bout de forces, aussi enfantine que vulnérable.
— Revenez près du feu, dit-il. Vous allez prendre froid en restant ici.
La jeune fille se laissa docilement reconduire à la maison d’hôtes, où elle se réchauffa auprès de l’âtre en fermant à demi les paupières. Elle avait cessé de grelotter. Dès qu’il fit mine de se retirer, elle leva les yeux vers lui.
— Frère Cadfael, quand le sous-prieur de Worcester s’est rendu dans votre abbaye, vous a-t-il dit si notre oncle d’Angers était de retour en Angleterre ?
— En effet, répondit-il, devinant le sous-entendu : il est à Gloucester avec les troupes de l’impératrice. Il a demandé très loyalement la permission de pénétrer sur les terres du roi afin d’enquêter et on lui a refusé le sauf-conduit. C’est le shérif du roi qui dirige les recherches. Il ne pouvait admettre la présence d’un rebelle dans cette contrée.
— Si un partisan de l’impératrice était capturé dans la région, qu’adviendrait-il de lui ?
— On le traiterait en prisonnier de guerre. Le shérif a le devoir d’arrêter les ennemis du roi : un chevalier de l’impératrice dans un cachot, c’est un chevalier de plus pour le roi. Vous devez le comprendre.
Comme elle semblait douter de ses paroles, il répéta en souriant :
— Tel est le devoir du shérif, mais pas le mien. Chez des hommes d’honneur qui vivent en chrétiens, je ne me sens pas d’ennemis, à quelque parti qu’ils se rangent. Mon « parti » est d’une tout autre nature. Je n’ai rien contre un homme qui s’emploie à sauver des enfants innocents.
Le mot « enfants » la fit sourciller, puis elle éclata de rire avec un certain dépit, comme une enfant qu’elle était malgré tout.
— Cet homme, vous ne le trahiriez pas, même auprès de votre ami le shérif Beringar ?
Cadfael s’assit face à elle et s’installa à son aise.
— Hugh Beringar n’exige pas de moi que j’exécute toutes ses volontés... Sa mission n’a rien à voir avec la mienne. Cependant, je dois vous avertir qu’il a appris la présence d’un étranger qui rôdait par ici et qui est allé se renseigner à Cleeton. Il s’agit d’un jeune homme de haute taille, selon les villageois, habillé en paysan ; le teint mat, les cheveux noirs, un nez aquilin et un regard de faucon.
Elle l’écoutait avec une telle acuité qu’elle se mordait les lèvres. A chaque mot, ses joues rosissaient et pâlissaient tour à tour.
— Il portait une épée sous sa cape, ajouta-t-il.
Immobile, elle réfléchit : le même visage leur était venu à l’esprit. Un instant, il craignit qu’elle ne tentât de se dérober, de prétendre que son compagnon n’était que le fils du garde forestier. Au contraire, elle se pencha vers lui et répondit avec son impétuosité coutumière :
— Je vais tout vous dire, sans vous demander de vous engager au silence, parce que ce serait superflu. Je suis persuadée que vous ne le dénoncerez pas. Je n’ai pas menti : un garde forestier et sa femme m’ont bien offert l’asile. Seulement, le deuxième jour, est apparu un homme qui nous cherchait, soeur Hilaria, mon frère et moi. Alors que j’étais vêtue d’une tunique de bure, il m’a reconnue pour ce que j’étais. Et moi aussi, j’ai senti qu’il était de naissance noble. Il parlait couramment français mais son anglais était plus hésitant. Il m’a révélé que mon oncle l’avait secrètement envoyé de Gloucester en lui demandant de nous ramener. Tel est son but, et rien d’autre. Or je le crois en danger, puisqu’il risque de tomber entre les mains du shérif.
— Jusqu’à présent, il lui a échappé, objecta Cadfael d’un ton feutré. Il peut fort bien passer à travers les mailles du filet et vous conduire à Gloucester.
— Pas sans Yves. Je ne partirai pas sans mon frère, il le sait. Je ne voulais pas venir à Bromfield, mais il a insisté pour que, du moins, je sois en lieu sûr. J’ai donc obéi. Cela dit, je ne pourrais pas supporter qu’il aille croupir dans une geôle à cause de nous.
— Pourquoi envisager le pire ? Montrez-vous plus optimiste : à force de s’attendre au meilleur, on finit par l’obtenir, avec la grâce de Dieu. A propos, ce jeune paladin n’a toujours pas de nom... Rien qu’un visage inoubliable.
Dans sa fougue, elle éprouvait avec une même violence le désespoir, la honte ou l’adoration que l’on réserve aux héros. La seule pensée de celui dont elle avait fait son champion la délivrait du poids de ses erreurs et de ses remords. En prononçant son nom, elle s’empourpra :
— On l’appelle Olivier de Bretagne – c’est ainsi qu’on le nomme en Terre sainte, étant donné ses origines[2]. Il est né là-bas, d’une Syrienne et d’un chevalier franc, sujet du roi d’Angleterre. Il s’est converti à la religion de son père et il a rejoint l’armée chrétienne à Jérusalem, où il a servi sous les ordres de mon oncle durant six ans. C’est le plus fidèle de ses écuyers. Il est donc arrivé en Angleterre avec lui. Comment ne pas lui faire confiance ?
— Lui qui a si peu l’habitude de ce pays et qui n’en parle pas bien la langue, il n’a pas craint de se risquer dans cette tempête de neige, parmi les ennemis de son seigneur ?
— Il n’a peur de rien ! Nul n’est plus brave que lui... Oh ! frère Cadfael, si vous connaissiez sa valeur ! Si vous l’aperceviez ne fût-ce qu’une toute petite seconde, vous deviendriez son ami !
Cadfael s’abstint de lui répondre qu’il l’avait entrevu, pendant cette fameuse petite seconde, et qu’il en gardait un souvenir incandescent. Non sans quelque nostalgie, il songeait que jadis, sur cette terre brûlante, entre le soleil, le désert et la mer, un croisé avait rencontré une femme qui lui avait plu et qui l’avait sans doute aimé, pour lui donner un tel fils. Ces étranges et troublants bâtards n’étaient pas rares en Orient. Que l’un d’entre eux ait voulu découvrir la patrie de son père et qu’il ait été baptisé dans sa foi n’avait rien d’étonnant.
— Cette promesse que vous ne m’avez pas demandée, je vous l’accorde, dit frère Cadfael. Olivier de Bretagne n’a rien à redouter de moi. Je suis votre ami à tous les deux et vous pouvez compter sur moi.